Faire payer, aux pauvres d’Afrique de l’Ouest, des taux d’intérêts officiels plus élevés que jamais l’histoire humaine n’a pu en connaître

 par Michel J. Cuny et Issa Diakaridia Koné

 Outillés comme nous le sommes maintenant pour bien comprendre – à partir de ce que la Banque Mondiale nous en a dit dans son Rapport de 1996 – les motivations occidentales qui animent les institutions de microfinance, nous allons prendre connaissance – à partir du même rapport – de ce qu’était déjà, avant 1996, l’extension du rôle de celle-ci…
« En ce qui concerne l’étendue, c’est-à-dire le nombre de personnes qui sont atteintes, les institutions de micro-financement les plus importantes sont la Banque Rakyat Indonesia (BRI) en Indonésie qui fournit des services financiers à deux millions de micro-emprunteurs et à 12 millions d’épargnants et la Banque Grameen, qui offre des services financiers (et autres) à des populations défavorisées dans près de la moitié des villages du Bangladesh. » (pages 29-30)

Même si, à l’échelle de l’extension de la pauvreté dans le monde, cela n’est encore que très peu significatif, il est bien certain que ce n’est absolument pas négligeable. Surtout si l’on songe qu’il s’agit seulement, d’abord et avant tout, d’une expérimentation en grand… et placée sous l’égide de la… Banque Mondiale.

Revenons à ce qui concerne les activités de la microfinance en Afrique de l’Ouest tout spécialement, puisque le Rapport lui est consacré… Nous retrouvons la même insistance sur le niveau des taux d’intérêts qu’il convient d’appliquer aux activités des pauvres… pour qu’ils apprennent à bien se plier aux exigences générales induites par l’exploitation de l’être humain par l’être humain à laquelle on s’efforce de les initier définitivement…

Revoici le principe général :
« Normalement, les taux d’intérêts pratiqués pour les micro-prêts devraient être considérablement plus élevés que ceux des banques commerciales. » (Idem, page 34) 

Et nous retrouvons aussi le souci permanent d’éponger tout ce qui pourrait dater de cet ancien socialisme africain que redoute tellement la finance occidentale, et dont il paraît que les entrepreneurs ne veulent plus non plus…
« Les programmes de crédit en Afrique de l’Ouest ont été lents à abandonner les taux d’intérêts subventionnés bien que les micro-entrepreneurs semblent prêts à payer des taux élevés pour des services financiers qui répondent à leurs besoins. » (Idem, page 34) 

Malheureusement, s’inquiète la Banque Mondiale, ce joli message n’est pas encore suffisamment entendu et mis en application. Elle l’a vérifié :
« Seuls 12 des 48 programmes de microcrédit évalués (pour lesquels il existait des données fiables sur les taux d’intérêts) demandent un taux d’intérêt annuel de 24 p. 100 ou plus et la plupart pratiquaient des taux beaucoup plus bas. » (pages 34-35)

Ainsi donc le gentil minimum de 24% que la Banque Mondiale souhaiterait voir appliquer partout aux pauvres – tandis que les banques commerciales qui s’adressent aux classes moyennes ou supérieures qui envisagent de développer leurs affaires petites, moyennes ou plus importantes peuvent et doivent  leur appliquer des taux d’intérêts bien plus bas… – n’est encore effectif que dans un cas sur quatre… Autrement dit, il ne touche que 25% de la pauvreté entreprenante…

Et voilà qui pourrait suffire à mettre la microfinance en… faillite ! Ce qu’à Dieu ne plaise…

Faisons un peu d’histoire… Un taux d’intérêt trop élevé du point de vue légal devient un taux d’usure qui est dès lors passible d’une sanction… Consultons le blog de l’économiste Paul Jorion qui nous rappelle ceci :
« […] un arrêt du Parlement de Paris du 10 janvier 1777 condamne plusieurs marchands au carcan pour fait d’usure, rappelant ainsi la constante action juridique en ce sens depuis le capitulaire de Charlemagne : pas moins de 13 textes de lois et jurisprudences sont ainsi rappelés par le Parlement dans son jugement. Juste avant la révolution, le taux d’intérêt légal était ainsi défini par la loi, pour le commerce, à 5% et ce depuis 1725. »
(https://www.pauljorion.com/blog/2014/11/28)

Voilà donc le genre de rappel que la Banque Mondiale n’aime pas du tout… C’est que, s’il fallait effectivement en rester à des 5%, la microfinance serait directement condamnée à ne pas même penser exister un jour… De dérogation en dérogation, nous voyons que pour passer au minimum souhaité par elle de 24%, il aura fallu beaucoup de temps  : deux siècles environ… mais, cela, c’est pour les plus pauvres… et à condition que les projets de la Banque Mondiale se réalisent…

Et voici justement ce que celle-ci dit redouter en 1996 :
« Une nouvelle loi en vigueur dans la zone CFA prévoit des dispositions qui imposent des licences aux institutions de micro-financement. Une fois la licence obtenue, ces institutions seront soumises aux lois actuelles sur les taux usuraires qui limitent les taux d’intérêts au double du taux d’escompte bancaire. » (Idem, page 35) 

Rappelons qu’en France (puisqu’il s’agit ici de la zone du franc CFA), ce taux d’escompte bancaire aura été de 6,65% tout au long de l’année 1996. Ce qui porte son double à 13,3%. Et là commence le taux usuraire… qui envoie, en quelque sorte, les 24% nécessaires directement en… prison.

Or, la Banque Mondiale ne peut s’empêcher de verser des larmes de crocodile :
« La mise en vigueur de ces lois aurait des conséquences profondément néfastes pour les programmes de micro-financement d’Afrique de l’Ouest. En effet, presque aucun programme ne serait capable de distribuer des prêts à ce coût et tous seraient entraînés vers des situations déficitaires. » (Idem, page 35) 

Il faudra donc que les pauvres ne puissent pas y couper : ce sera 24% et plus… ou rien !…

Spécialisée dans la transition des anciennes économies socialistes vers le capitalisme mondial, Leila M. Webster est bien décidée à enfoncer le clou des taux d’intérêts les plus  élevés que l’humanité ait jamais connus… et ceci, dans une dimension qui est tout simplement planétaire et qui vise les… pauvres. L’occasion lui a été fournie de lancer le débat dans le Rapport de la Banque Mondiale (1996) :
« Étant donné que les revenus nets de placements constituent clairement la principale source des revenus, la recherche de moyens permettant d’augmenter les recettes passe d’abord par les politiques portant sur les taux d’intérêts. » (Idem, page 57) 

Dans cette affaire d’aide aux pauvres… ce qui commande, c’est donc la rentabilité des capitaux qui leur sont prêtés… Les intérêts qu’ils vont verser sont chargés de former les revenus des… investisseurs étrangers. C’est donc la comptabilité de ceux-ci qui prime. Plus les intérêts grimpent mieux celle-ci se porte… Et voici qu’il s’agit déjà de sommets inouïs dans l’histoire humaine :
« Certaines institutions de micro-financement les plus prospères ont été amenées à fixer des taux d’intérêts à près de 20 p. 100 au-delà des coûts occasionnés par les fonds (y compris l’ajustement nécessaire à l’inflation) pour atteindre un équilibre financier. » (Idem, page 57)

Pas d’erreur possible : l’éventuelle inflation est déjà décomptée. Les prêteurs se feront donc rembourser dans une monnaie qui est en quelque sorte de l’or massif… Ceci est toutefois bon pour les systèmes de microfinance les mieux installés… En effet, nous dit Leila M. Webster :
« Les programmes moins efficaces (et plus petits) se voient contraints d’exiger des taux encore plus élevés s’ils souhaitent couvrir leurs coûts. » (Idem, page 57)

Accrochons-nous bien fort, et regardons l’escalade des taux qui se met peu à peu en place :
« Nous avons constaté qu’au sein de ces institutions, les taux d’intérêts nominaux varient d’un minimum de 16 p.100 à un maximum de 54 p. 100. Les taux d’intérêts effectifs annuels varient de 19 à 54 p. 100 et la plupart demandent de 20 à 40 p. 100. » (Idem, page 57)

Belle envolée sur le dos de la pauvreté !… Rassemblons maintenant, dans l’ordre croissant, ces chiffres astronomiques : 16%, 19%, 20%, 40%, 54%…

Voici la conclusion que notre spécialiste de la Banque Mondiale en tire :
« Puisque seules deux de ces institutions sont proches ou au-delà de l’équilibre financier, on pourrait se poser la question de savoir si les taux d’intérêts devraient être relevés. » (Idem, page 57)

Ah bon, et jusqu’à quel niveau, alors ? Est-il au moins possible d’en fixer un ?…


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